Les documents relatifs au Mouvement de Libération des Femmes (MLF) de Genève n’avaient jamais fait l’objet d’un archivage, ni au moment de son activité ni après sa dissolution progressive. Le MLF ne possédant pas de structure formelle, ils étaient éparpillés en divers endroits (les Centres Femmes successifs de l’époque, les domiciles des militantes). Pourtant ces archives existent et une grande partie d’entre elles se trouve aujourd’hui réunie dans les locaux de l’association Espace Femmes International basée à Genève.

 

Quoi

Il s’agit d’une quinzaine de mètres linéaires[1] de documents qui étaient regroupés dans des classeurs (parfois thématiques), dans des chemises en plastique, dans des cartons, ou simplement de feuilles volantes en vrac dans des sacs en papier. La typologie de ces documents est très variée : tracts, brochures, procès-verbaux, articles et communiqués de presse, affiches, pétitions, périodiques, notes manuscrites, autocollants, correspondances, textes de chansons, comptes rendus, photographies, cassettes audio, films, etc., se côtoient et reflètent les nombreuses activités du Mouvement. Organisé de manière non hiérarchique, le MLF était constitué de différents sous-groupes – avortement, femmes et santé, groupe des lesbiennes, Centre Femmes, soutien aux prisonnières, salaire contre le travail ménager, groupe des mères, femmes et travail, etc. – qui produisaient leurs propres documents.

 

Où et comment

Comment ce fonds s’est-il retrouvé au siège de Espace Femmes International ? Une présentation de cette association nous éclairera rapidement. Dans ses statuts, Espace Femmes International est décrite comme une « association pour un centre de documentation, d’action et de solidarité internationale des femmes »[2]. Depuis sa création en 1993, Espace Femmes International joue un rôle de premier plan au sein du réseau des associations féminines à Genève. De par sa vocation à favoriser la solidarité et l’échange au sein des mouvements de femmes, tant au niveau international que local, l’association est devenue un point de rencontre incontournable des différentes luttes en faveur des droits des femmes. Espace Femmes International s’attelle depuis de nombreuses années à produire, réunir et diffuser de l’information sur les femmes et le développement, ainsi qu’à promouvoir la réalisation de projets de femmes dans divers pays.

Espace Femmes International est en outre un centre de documentation unique en Suisse, réunissant des livres, des revues et autres publications sur le mouvement international des femmes et la problématique genre. Il est ici important de souligner que ses principales fondatrices, de même qu’une partie de ses membres, sont des femmes ayant milité au sein du MLF genevois.

Il n’est dès lors pas étonnant que cette organisation se soit retrouvée dépositaire des archives du Mouvement de Libération des Femmes. Ce fonds est constitué des dons de militantes qui ont progressivement confié leurs documents personnels à Espace Femmes International, et cela sans qu’il soit conservé un signalement de cette provenance individuelle. Il est très probable qu’agissant de la sorte les militantes aient voulu respecter et prolonger l’anonymat si cher au fonctionnement du MLF. Il va sans dire que bien d’autres documents concernant le MLF se trouvent certainement encore dans des caves ou enfouis dans des armoires… sans compter ceux qui ont disparu, victimes des tris individuels au cours des années.

Consciente du fait que ces documents constituent un véritable trésor témoignant d’une page essentielle de l’histoire genevoise de la seconde moitié du XXe siècle, l’association Espace Femmes International – stimulée par la rencontre entre de jeunes historiennes ayant travaillé sur ces documents et d’anciennes militantes à la fibre d’archiviste – décide de mettre sur pied le projet «Sauvegarde, inventaire et valorisation du fonds d’archives EFI concernant le Mouvement de Libération des Femmes (MLF) de Genève (1970-1991) », afin de préserver cette mémoire collective.

 

La période

Le projet fixe les limites chronologiques du fonds : 1970, année qui correspond au début de l’activité du MLF à Genève d’une part, et la grève des femmes en Suisse d’autre part – considérée par beaucoup de militantes et d’observateurs comme la dernière grande mobilisation féministe à Genève – qui a eu lieu le 14 juin 1991. Cette dernière date peut paraître tardive pour encadrer la période couverte par le fonds MLF-Genève. En effet, le MLF en tant que tel s’est dissout progressivement dès la fin des années septante dans un processus de spécialisation et d’institutionnalisation de ses différents sous-groupes. L’optique d’Espace Femmes International, révélée par ce choix, est de prendre en compte l’activité d’associations issues du MLF (Solidarité Femmes en Détresse, Dispensaire des Femmes, librairie L’inédite, etc.) en les considérant comme des prolongations de certaines luttes du MLF dans le Mouvement des femmes qui lui succède.

 

Il a fallu décider

Au cours du travail d’archivage, nous avons été confrontées à plusieurs questions au regard desquelles il a fallu prendre des décisions adaptées aux spécificités du fonds. Nous nous sommes d’une part référé aux normes internationales en vigueur en matière d’archivistique[3], et d’autre part nous avons consulté divers centres francophones de documentation femmes en Europe, dont principalement : la Bibliothèque Léonie La Fontaine de l’Université des femmes à Bruxelles, le Centre des Archives du Féminisme (CAF) à Angers, et le Centre d’Archives pour l’Histoire des Femmes (Carhif) à Bruxelles.

Le fonds qui nous occupe est ouvert ; cela signifie que, contrairement à un fonds clos, des documents ne s’y trouvant pas pour l’instant pourraient y être inclus. En l’occurrence, il s’agirait par exemple de militantes qui, apprenant l’existence de ce fonds, décideraient dans un futur plus ou moins proche de déposer des documents encore en leur possession et concernant le MLF ainsi que les associations issues de celui-ci.

Une des questions essentielles a été de savoir si nous nous permettions de modifier l’organisation des documents ou si nous conservions leur (dés)ordre exactement tel quel. Est-ce que nous nous autorisons, par exemple, à « défaire » un classeur pour en changer l’ordre ou lui ajouter des pièces ? L’idéal serait évidemment qu’un fonds déposé aux archives se présente d’emblée avec un agencement cohérent établi par les personnes mêmes qui ont produit ces archives. Toutefois, « En pratique les archivistes sont généralement contraints d’opérer un reclassement des documents versés en fonction des activités de leur producteur. Les archives versées ou collectées peuvent même se présenter sous la forme d’un vrac, qui exige une mise à plat de ces ensembles et un reclassement total qui s’articule sur le travail de tri. »[4] Nous avons donc décidé d’exercer cette action de « mise à plat » pour l’ensemble du fonds, à l’exception de certains classeurs qui se présentaient déjà sous la forme d’un ensemble cohérent. Au sujet de l’étape du tri, précisons que pour les documents existant en plusieurs exemplaires nous avons choisi de garder, le cas échéant, trois spécimens de chaque et d’éliminer le surplus.

Afin de faciliter la recherche dans le fonds d’archives, nous avons entrepris d’établir un inventaire informatisé, constitué en base de données à l’aide d’un logiciel spécialement conçu pour l’occasion et disponible sur internet. Cet instrument de recherche, qui respecte la grille de description ISAD (G), répertorie le contenu du fonds sans toutefois décrire chaque pièce. Par ailleurs, pour l’indexation des documents, nous avons choisi de dresser une liste simple de mots-clés avec des noms propres et des noms communs, divisés en catégories.

 

Utilisation des archives

Quand il a fallu définir l’accès public au fonds MLF-Genève, nous avons décidé de rencontrer diverses protagonistes de l’époque afin de leur demander leur avis. En effet, ces dernières avaient déposé leurs documents à EFI à un moment où il n’était pas encore question d’en faire un centre d’archives public et, par conséquent, la démarche habituelle permettant à la personne donatrice de pouvoir éventuellement formuler des restrictions d’accès et/ou d’utilisation au moment du dépôt n’avait pu avoir lieu. Par ces rencontres avec les actrices du MLF, nous avons voulu, d’une part, leur signifier formellement que leurs documents allaient être accessibles de manière large et, d’autre part, examiner avec elles si elles désiraient que cet accès soit soumis à certaines conditions. Ensemble, nous avons donc conclu à un accès libre du fonds avec la clause de restriction suivante : les noms des personnes figurant dans les documents ne sont ni reproductibles ni utilisables pour prendre contact avec ces personnes. Ces archives ont été mises à contribution de nombreux projets.

 

En conclusion, nous vous proposons la citation de l’auteur Michel Duchein qui affirme dans La Gazette des archives : « En dehors du respect des fonds, tout travail archivistique ne peut être qu’arbitraire, subjectif et dépourvu de rigueur […] »[5]. Nous nous associons à cette affirmation et vous souhaitons beaucoup de plaisir dans l’exploration des archives du MLF-Genève!

 

 

 

[1] Unité de mesure qui fait référence à la longueur (et non à la hauteur ni la largeur) qu’occupent des archives sur un rayonnage.

[2] Espace Femmes International, Statuts, Genève, 1993.

[3] Conseil International des Archives, ISAD(G) : Norme générale et internationale de description archivistique, Paris, 2000.

[4] COEURE Sophie et DUCLERT Vincent, Les archives, éditions La Découverte, Paris, 2001, p. 70.

[5] DUCHEIN Michel, « Le respect des fonds en archivistique : principes théoriques et problèmes pratiques », La Gazette des archives, vol. 2, n° 97, 1977, pp. 71-96